Interlude Comestible
Elle s’est installée là, sous la treille, cheveux longs et rebelles, mêlant brun et bleu comme une insulte douce à la tradition. Elle picore quelques grains de raisin, l’air songeur, pendant que mijote, dans une vieille cocotte cabossée, un ragoût qui sent la campagne d’avant les influenceurs. À l’ombre des vignes anciennes, elle cuisine sans recette. Juste une envie, peut-être un souvenir flou. Dans la marmite : du vin rouge (râpeux, vivant), des échalotes un peu fanées, un reste de viande ou ce qui s’en approche. Des herbes sèches, ramassées on ne sait plus quand, mais encore assez vivantes pour donner du caractère. Elle goûte, ne dit rien, ajoute une olive. Pas pour le goût — pour le geste. Puis s’en va. Parce que parfois, le meilleur de la cuisine, c’est ce qu’on laisse mijoter dans le silence, sans personne pour filmer.
Tout avait été disposé avec soin. Une raie, des légumes — taillés, huilés, prêts à briller. Même un plat en céramique, tiède mais volontaire. Un four, un peu de patience, et l’illusion d’un aboutissement. Mais très vite, le doute s’invite. La raie s’affaisse, les légumes s’effondrent, la cuisine prend un air de reddition discrète. Le plat exhale ce parfum d’effort trop docile, mal remercié. Ce n’est plus une recette, c’est un aveu. Elle regarde. Elle ne corrige rien. Elle observe, impassible. Elle sert. Ce n’est pas un échec. C’est une démonstration. Pas pour convaincre. Pour rappeler que tout n’a pas besoin d’être sublime pour exister. Un plat, dans une époque qui ne devrait plus exiger de s’excuser d’être - un peu à contre-courant. On sert, on sourit. Et on espère que personne n’osera demander : “C’était quoi, l’idée ?”
Le plat repose, tiède, comme à la sortie d’un soin. Gratiné juste ce qu’il faut, il dégage une promesse de simplicité et de confort. Les légumes, détendus, s’étalent en silence sous une couche dorée formant un tapis moelleux. Au-dessus, les moules, bien rangées, semblent en pleine séance de relaxation. Chacune à sa place, les coquilles ouvertes comme pour respirer - enfin. Le fromage fond lentement. Elle sort le plat, l’observe un instant, comme on jauge une ambiance. Un sourire en coin, et c’est tout. Rien d’extraordinaire, juste l’évidence d’un plat qui se tient droit, sans chercher l’attention. Rien ne déborde. Tout est à sa place. Une assiette chaude, une scène apaisée, presque flottante. Juste un moment suspendu, un peu salé, un peu fondant. Parfois, moins, c’est tout ce qu’il faut. Et ce soir-là, c’était exactement ça.